Entretien avec
Marc Julienne, chercheur et responsable des activités Chine au Centre Asie de l’Ifri,
Lauréat du prix de thèse 2021 de l’AEGES
Cette interview de Marc Julienne a été réalisée par Benjamin Oudet (ancien membre du conseil d’administration de l’AEGES).
AEGES : « Bonjour Marc, merci de nous accorder cet entretien, peux-tu commencer par te présenter brièvement ? »
Marc Julienne : « Je suis chercheur au sein du Centre Asie de l’Institut français des relations internationales (Ifri) depuis janvier 2020, où je suis responsable des activités Chine. Je travaille globalement sur la politique étrangère et de sécurité chinoise (relation Chine-UE, rivalité sino-américaine, tensions dans le détroit de Taïwan…), et développe aussi quelques projets de recherche beaucoup plus spécifiques, comme la modernisation de l’armée, le programme spatial, ou encore les capacités chinoises dans le domaine quantique. »
AEGES : « Pourrais-tu nous expliquer ce qui t’a attiré et incité à entrer dans le monde de la recherche ? »
Marc Julienne : « Après un Master en relations internationales et études chinoises à l’Inalco, le doctorat ne faisait pas partie de mes perspectives. C’est lors de mon stage de fin d’étude, puis du contrat qui s’en est suivi, au sein d’un think tank spécialisé sur l’Asie à Paris, que j’ai découvert la « recherche opérationnelle », à mi-chemin entre la recherche académique et l’aide à la décision.
En tant qu’assistant de recherche d’un chercheur senior spécialiste des questions de sécurité chinoises, Emmanuel Puig, j’ai évolué au contact de plusieurs générations de chercheurs, dans un environnement très stimulant. C’est là que j’ai perçu la valeur du doctorat à la fois comme formation d’excellence, mais aussi comme valeur ajoutée dans le monde professionnel, à l’extérieur de l’université. En effet, même si cette dernière dimension demeure moins évidente pour beaucoup, le doctorat permet non-seulement l’acquisition de connaissance mais surtout de méthodes d’appréhension des enjeux, et de capacités à se placer à différents niveaux d’analyse. »
AEGES : « Pourrais-tu nous expliquer ce qui a motivé ton choix de travailler spécifiquement sur le terrorisme et la perception de ce phénomène en Chine ? As-tu été contraint de réorienter ton sujet ou de faire évoluer ta problématique au cours de tes recherches ? »
Marc Julienne : « Alors que j’étais assistant de recherche, je travaillais notamment sur les questions de sécurité publique et de terrorisme, quand l’attentat de la place Tian’anmen à Pékin s’est produit le 28 octobre 2013. Le sujet du terrorisme en Chine m’intéressait déjà beaucoup, et cet évènement m’a semblé confirmer le besoin d’une recherche systématique pour comprendre un phénomène dont les racines sont anciennes et le potentiel d’exacerbation future, important. Sur ce point, l’évolution des évènements ne m’a pas démenti sur l’importance du phénomène, toutefois, ce n’est pas le fait terroriste qui a mobilisé l’essentiel de ma recherche (car c’est un phénomène marginal à l’échelle de l’histoire contemporaine chinoise). C’est l’appréhension et l’utilisation de la notion de terrorisme par les autorités centrales pour déployer une politique répressive sur le territoire et à travers le monde, qui m’a le plus occupé.
Aussi, je suis resté relativement fidèle à mon plan de travail initial, à savoir, étudier l’approche académique et juridique du terrorisme en Chine depuis la fin des années 1990 (l’évolution de la définition de la notion, par exemple). Puis, l’analyse des politiques antiterroristes nationales, recontextualisées dans l’historique des relations conflictuelles avec les minorités du Xinjiang et des évolutions drastiques apportées par Xi Jinping. Enfin, j’ai examiné la portée internationale de ces politiques antiterroristes, tant dans leur dimension sécuritaire (protéger les intérêts à l’étranger), que diplomatique (opposer un contre-discours dans les enceintes internationales) et diasporique (la traque des Ouïghours à travers le monde).
Ce que je n’avais pas prévu et que je ne pouvais pas prévoir, c’est l’accélération et la démesure des actions des autorités chinoises au Xinjiang dans le mouvement de répression des minorités. Cette campagne antiterroriste massive entreprise par Xi Jinping à partir 2014, puis qui s’est mutée en lutte contre l’extrémisme tout aussi indiscriminée, est sans aucun doute la plus terrible que la Chine ait connu dans son histoire contemporaine. »
AEGES : « Lorsque l’on pense à la Chine, on pense à un État très fermé. Concrètement, comment collecte-t-on des données précises sur les questions régaliennes dans un pays qui tente de ne rien dévoiler et encore moins à l’Occident ? »
Marc Julienne : « Tout d’abord, il faut préciser que j’ai effectué mon principal terrain de recherche en Chine au printemps 2017 et quelques terrains préparatoires depuis 2015. Or, le resserrement autoritaire en Chine et la profonde dérive des politiques anti-extrémistes au Xinjiang sont apparues à partir de fin 2017, alors que le secrétaire général Xi Jinping entamait son second mandat à la tête du Parti communiste.
Mes terrains se sont donc déroulés relativement sereinement. En tant que chercheur invité dans un think tank chinois à Shanghai, j’ai pu collecter sur des bases de données académiques chinoises, un très grand nombre d’articles portant sur le champ d’étude du terrorisme. Cela m’a permis de conduire une analyse quantitative et qualitative de l’évolution de la recherche chinoise dans ce domaine depuis la fin des années 1990 et de mettre en lumière une recherche universitaire qui analyse le phénomène terroriste en fonction de la ligne et des priorités politiques fluctuantes du Parti. J’ai également conduit des entretiens avec des universitaires, thinktankers, et officiels chinois impliqués dans l’analyse du terrorisme en Chine et à l’international, pour recueillir leur évaluation de l’évolution du phénomène et des meilleures approches pour s’en prémunir. Un grand nombre de sources ouvertes consultables depuis l’étranger ont également été un matériel très utile, comme par exemple les lois et régulations dans le domaine de la sécurité publique et les discours officiels d’orientation politique.
Par ailleurs, ma thèse comportant une forte dimension internationale, j’ai effectué des terrains ailleurs qu’en Chine afin de recueillir les perceptions d’autres acteurs qui entretiennent des coopérations de sécurité (souvent ambiguës) avec Pékin, comme le Kirghizstan et Israël. Je me suis également rendu en Turquie dont la relation avec Pékin est très ambivalente, entre coopération commerciale et achoppement historique sur la question ouïghoure. »
AEGES : « Comment as-tu traité les informations collectées afin de faire émerger l’argument de ta thèse et quelles approches as-tu adopté ? »
Marc Julienne : « J’ai croisé diverses approches, mais toutes s’ancrent foncièrement dans la science politique. J’ai par exemple étudié le processus de sécuritisation du terrorisme en Chine, ainsi que la transformation des institutions et du cadre juridique qui en ont résulté. Tout ceci m’a permis de mettre en valeur les innovations politiques substantielles depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping et la mise en œuvre de sa propre vision de la « sécurité nationale ». Cela m’a conduit à mettre en lumière la dérive de l’État sécuritaire chinois, vers un système néo-totalitaire. »
AEGES : « Pourrait-on envisager une participation plus accrue et un effort commun aux côtés des occidentaux en termes de lutte anti-terrorisme, au travers d’actions dans les organisations internationales (ex. ONU, Interpol…) ?«
Marc Julienne : « Le frein essentiel à la coopération internationale antiterroriste est que les États ne s’entendent pas, ou ne veulent pas s’entendre, sur une définition commune du terrorisme. Chacun cherche à conserver une définition malléable pouvant s’adapter aux menaces particulières et évolutives auxquelles il fait face. Ceci explique aussi pourquoi la notion de « terrorisme d’État » est si peu populaire et pourquoi le projet de « Convention générale sur le terrorisme international » porté par l’ONU dans l’après-11 septembre, n’a jamais pris corps.
Même si le rôle de la Chine dans la sécurité internationale s’accroit, elle demeure encore largement en retrait. D’aucuns ont cru que la Chine interviendrait dans la crise Syrienne en 2014 en soutien de Bachar el Assad, et plus récemment ont suspecté un soutien militaire chinois à la Russie dans la guerre en Ukraine. Il n’en a rien été. En réalité, la Chine n’a aucune volonté de s’ingérer dans des crises que ne la touchent pas directement, d’une part parce qu’elle y voit probablement plus de risques que d’opportunités, d’autre part parce qu’elle ne dispose pas de l’expérience suffisante pour ce type d’intervention. Les opérations de maintien de la paix de l’ONU, dans lesquelles le nombre de casques bleus chinois est croissant, sont un moyen de constituer cette expérience.
Dans le contexte international actuel d’accentuation de la rivalité sino-américaine et de polarisation du monde entre démocraties et autocraties, le potentiel de coopération sécuritaire entre la Chine et l’Occident se réduit chaque jour un peu plus. S’ajoute à cela la répression violente des Ouïghours au Xinjiang, que les autorités qualifient de « contre-terrorisme » et qui rendent toute coopération impossible en la matière. Pour toutes ces raisons, la coopération avec Pékin en matière de contre-terrorisme et de sécurité internationale en générale semble dans l’impasse. »
AEGES : « Est-ce que la poursuite de ce que tu qualifies de « voie néo totalitaire » en Chine ne risque pas d’augmenter les tensions voire de déclencher un conflit réel avec les États-Unis ?«
Marc Julienne : « Comme je le démontre dans ma thèse, le système politique chinois a pris une trajectoire néo-totalitaire avec Xi Jinping, et cela se vérifie tant sur la scène intérieure que dans son action internationale. On l’observe nettement dans sa politique étrangère, Pékin se montre de plus en plus menaçant et coercitif à l’égard de ses voisins et partenaires à travers le monde, et beaucoup plus confiant et ambitieux dans ses objectifs stratégiques. Cette attitude a pour effet de susciter doutes et craintes chez les autres États, et donc d’accentuer les tensions. La radicalisation politique et idéologique du pouvoir chinois rend ses intentions et son évaluation réelle du contexte international difficile à décrypter et ses actions difficiles à anticiper. La principale préoccupation dans ce contexte est évidemment ses velléités d’invasion de Taïwan. »